L’Esprit du Cheval-Dragon
Du 17 au 19 Octobre 2014, un spectacle hors norme a eu lieu sur le site olympique de Pékin. Le public chinois a pu assister à une interprétation moderne d’un mythe national. C’est une compagnie bien française, La Machine, qui a intégralement monté ce spectacle, de la construction de machines monumentales, à une représentation en 8 actes étalés sur 3 jours placés sous le signe de l’amitié franco-chinoise, et marquant l’apothéose de l’année des 50 ans du rétablissement des relations diplomatiques entre la France et la Chine.
Nous étions parmi les spectateurs privilégiés de l’événement, et avons pu échanger avec le directeur artistique de La Machine, François Delarozière, quelques jours plus tard.
Parlez-nous de l’esprit du Cheval-Dragon, est-ce un mythe connu en Chine ?
François Delarozière : Effectivement le Cheval-Dragon est un animal qui fait partie de la mythologie chinoise. La notion d’esprit de Cheval-Dragon pour moi c’est un petit peu flou, c’est arrivé par le mécène qui en a passé commande. C’est intéressant j’ai fini par comprendre qu’en cette année du Cheval en 2014, et le fait que le Cheval-Dragon allie le Cheval au Dragon, c’est l’être suprême en Chine qui symbolise la Chine toute entière, on touchait à un symbole fort du pays. J’ai appris aussi que dans les consignes qu’a données le nouveau président, en connexion avec cette idée, ce concept du rêve chinois, il est enseigné aux enfants dans les écoles d’avoir l’esprit du Cheval-Dragon, qui allie vitesse, vivacité, et surtout force de conviction, la puissance du Dragon. Et donc c’est vraiment ce que l’Etat demande à tout Chinois d’être un peu, ou d’avoir, l’esprit du Cheval-Dragon. C’est assez intéressant de jouer avec ce matériau et ces symboliques, et de créer un animal qui incarne un peu cela.
Pourquoi avoir choisi ce mythe ?
En fait le mythe de Nuwa, la déesse qui répare le ciel, comme il s’agit d’objets qui font partie de la mythologie, nécessairement il faut associer à l’objet construit, à la machine, au Cheval-Dragon, un mythe. Et c’est vrai que les mythes sont là pour qu’on se les réapproprie, qu’on crée à partir des mythes antiques des mythes modernes.
Et là, il s’agissait de s’inspirer de la déesse Nuwa, la déesse créatrice de l’humanité, et qui ensuite a sauvé la Terre en réparant le trou béant dans le ciel grâce à une patte géante de tortue et qui a sauvé de la famine l’humanité qui était aussi dévorée par des bêtes féroces. Il y avait aussi des incendies énormes et puis le déluge. Je trouvais intéressant d’utiliser ce mythe pour le transposer à notre époque, une époque où effectivement Pékin est prise régulièrement dans le brouillard, à tel point qu’il faille mettre un masque sur le visage pour pouvoir marcher dans la rue. Pékin n’est d’ailleurs pas la seule ville, on a d’autres grandes villes comme Santiago, comme Paris, Berlin, qui sont prises par ce phénomène de pollution, liée à l’industrie mais aussi à l’utilisation de la voiture. Et aussi la façon dont l’homme ne ménage pas assez la terre, et qui quelque part est en train de s’autodétruire en déséquilibrant l’ordre des choses.
Je trouvais intéressant avec ce mythe, où tout à coup les éléments se déchaînent, se déséquilibrent, de faire ce parallèle avec cette société moderne où l’homme est en train de détruire sa propre planète. Et donc le Cheval-Dragon, comme un émissaire de Nuwa vient observer les hommes et est défié par une araignée géante qui est le fruit du bien et du mal, du combat entre les Dieux. L’Araignée représente au début du spectacle le mal, le Cheval-Dragon représente un petit peu le bien, mais cela ne va pas se terminer comme cela.
Parlez-nous de la philosophie de la Machine, notamment de la volonté de rendre les mécaniques et la place de l’homme apparentes dans les machines que vous concevez ?
C’est le cœur de notre expression artistique. Au cœur de notre travail il y a d’une part le mouvement. Le mouvement à tous les niveaux, un assemblage de matières inertes par le biais de moteur et d’énergie, on arrive à déplacer des pièces qui vont jouer les unes par rapport aux autres et ces pièces, suivant la rapidité du cycle, la lenteur du mouvement, l’amplitude de chaque mouvement, vont raconter une histoire. Un peu comme un corps qui se déplace dans l’espace, comme un danseur sur scène.
Les machines par leurs mouvements créent de l’émotion et créent une expression. Mais le mouvement, c’est un concept qui intègre la forme du travail que l’on fait, le travail d’expression, mais aussi la compagnie elle-même se met en mouvement dans le processus de création. Par exemple pour être un tout petit peu plus précis, un ingénieur qui va concevoir le cou de Longma, va aussi passer à l’atelier pour souder, découper les pièces, et ensuite ce même ingénieur, on va le retrouver à la manipulation de la machine pendant le spectacle. Donc on est en mouvement parce qu’on n’est pas qu’une seule chose, on est multiple, et on se met au service d’une aventure. On n’est pas mono-tâche, et ça c’est important parce qu’on fait une guerre à l’immobilisme pour rendre l’aventure de construction créative, vivante, et épanouissante.
Et donc l’homme a une place très importante, dans la mesure où, quand je fais un dessin, comme en musique, cela constitue la partition de base, qui donne la tonalité, et qui pose la première pierre sur laquelle les autres vont interpréter. Le dessin est un socle, mais il ne s’agit pas nécessairement que la machine lui ressemble, il s’agit que ce soit un point de départ, un fil rouge pour toute l’aventure de construction. Chaque constructeur va insuffler sa sensibilité, son savoir-faire, et en fonction du savoir-faire des équipes qui y travaillent, des individus, la machine va dériver vers la ferronnerie, vers la sculpture, vers la charpente. En fonction des savoir-faire l’objet va se modeler.
L’idée c’est de sculpter l’objet. Et que pour chacun des constructeurs, ceci enrichisse le regard du sculpteur, ils agissent sur la matière, ils regardent ce que la matière leur renvoie comme émotion, et ensuite leur geste est modifié par ce que leur renvoie la matière. Pour moi c’est ce que représente le sculpteur. Evidemment, si tout se fait avec cœur, envie et plaisir, la machine est plus belle, et ça, quand le spectateur la voit arriver à 150 mètres, on le ressent, parce que la matière raconte son histoire et rayonne de ce qui l’a gravé.
Est-ce que cette philosophie s’est exprimée de manière particulière à l’occasion de ce spectacle ?
Cela a été un défi de faire ce Cheval-Dragon en 8 mois. Cela a demandé un investissement énorme et beaucoup d’énergie. Beaucoup de souffrance mais aussi beaucoup de plaisir. Et ensuite il y avait ce symbole de l’amitié franco-chinoise, la compagnie ayant été missionné par l’Etat Français et l’Etat Chinois pour faire un spectacle qui incarne cette amitié. C’était un challenge assez important qui était un challenge national, donc toute l’équipe en avait conscience.
Il a fallu en arrivant faire preuve d’écoute, de compréhension pour essayer très rapidement de comprendre comment les chinois fonctionnaient, comment les français fonctionnaient, et comment ces deux modes de fonctionnement, ces deux sensibilités, ces deux compréhensions du travail et de l’acte artistique, de la relation à la sécurité, à l’accueil du public, comment tout cela pouvait se rencontrer pour faire naître quelque chose qui n’était ni français ni chinois, mais entre les deux.
Quelle place occupe ce projet dans l’histoire de la compagnie La Machine ?
C’est un tournant pour la compagnie, qui depuis un an à peu près est repéré par le ministère des affaires étrangères, et missionnée pour des opérations à l’international, comme on l’a fait avec l’Exposition Végétale au Chili et à Buenos Aires. Pour nous c’est un cap, et c’est la première fois que l’on vend une machine à l’étranger, et que l’on forme de façon pérenne des équipes étrangères, et notamment chinoises, à la manipulation de ces objets, à la maintenance de ces machines, à leur entretien, et que l’on confie à d’autres le droit de manipuler nos machines. Je pense que c’est un moment très fort dans l’histoire de la compagnie, qui va avoir une incidence sur l’avenir.
Un spectacle de cette ampleur dans un lieu public est peut-être une première en Chine, qui plus est dans un endroit aussi prestigieux que le site olympique. Avez-vous ressenti cela du côté du public ?
Oui, j’ai ressenti cela à la fois directement et indirectement. J’étais très occupé à me battre pour que tout le monde puisse rentrer gratuitement sur le site, pour qu’il n’y ait pas de billetterie, ce qui n’a pas été fait (NDR : il y a eu une billetterie, gratuite, à réserver par internet, dans un soucis de limitation du nombre de spectateurs sur site), pour que la police, et la violence du maintien de l’ordre dans les foules cèdent la place à une confiance dans la foule, au public, au plaisir de voir tranquillement, d’accompagner les machines. Cela m’a demandé beaucoup d’énergie. Je me suis peu concentré sur ce que le public pouvait ressentir, mais j’ai eu quelques témoignages très touchants, lorsque nos machines se sont mises à galoper dans la foule, et que l’on a réussi à faire ce que l’on fait à l’étranger, c’est-à-dire accompagner nos machines par un cordon de sécurité qui se déplace autour, et qui est mouvant dans l’espace public. Un petit peu comme si les machines se déplaçaient dans l’eau et que l’eau se mettait à couler autour des machines, l’eau étant le public. Cela a été un moment très fort pour les chinois.
Je crois que cela a été un choc culturel puissant de voir ces machines se déplacer dans la foule, parce que ce n’est pas du tout ce qui se pratique en Chine depuis des décennies, et ça cela a été un moment très fort. Je le sais pour avoir entendu les témoignages de ceux qui l’ont vécu. Et je pense qu’avec cette forme de théâtre, la folie de ces machines de 12 mètres de haut, la puissance de l’évocation du mouvement, la présence de la musique jouée en direct, la monumentalité, le fait que ces machines soient capables de rivaliser avec le site olympique, qui est fait pour accueillir 800 000 personnes, avec des avenues de près de 50, 70 mètres de large. Le fait d’avoir réussi cela a été pour la Chine une espèce de souffle de bonheur, de liberté. On a montré que les choses étaient possibles en Chine, et on l’a montré aux autorités qui l’ont ressenti eux-mêmes, mais aussi au public, au peuple chinois, qui a pu venir en nombre voir ces machines se déplacer. Ce sont des gens qui ne se rendent pas nécessairement au théâtre. C’était un peu cela le pari, et je pense que côté ambassade de France, le pari est vraiment réussi. On doit notamment cette aventure à tous ceux qui se sont battus pour faire exister une chose qui au départ était incomprise, et qui finalement a réussi à attirer l’attention des plus hautes personnalités de l’Etat. Je sais que Son Excellence le président Xi Jinping et le président François Hollande ont échangé au moment du spectacle par deux lettres. C’est grâce à cette conscience au plus haut niveau que l’aventure a pu se faire à Pékin, et que la municipalité de Pékin a pu s’engager dans cette aventure. Je sais qu’ils étaient un peu inquiets et fébriles au départ. Tout s’est fait au dernier moment, et aussi grâce à la ténacité du mécène, qui est propriétaire aujourd’hui de la machine. C’est quelqu’un d’extrêmement sensible qui va demain accompagner la suite et faire vivre cet objet en Chine.
Propos recueillis à Pékin le 22 Octobre 2014
Pour plus de détails sur le spectacle, rendez-vous sur la page dédiée à l’année des 50 ans du rétablissement des relations diplomatiques entre la France et la Chine,
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Crédits photos : Culture Chine France